QUAND L’APPRENTI RACHÈTE L’ENTREPRISE DU PATRON
Passer d’employé à patron au sein de la même entreprise et voir ses collègues devenirs ses
employés, certains l’ont fait. Retours d’expériences.
– Par Fabienne Morand
En Suisse, plus de 50 % des transmissions d’entreprises ont lieu au sein
des familles, selon l’Enquête sur la succession d’entreprise 2022 du Credit
Suisse. Pour le reste, dans le cas où l’entreprise ne ferme pas, un fournisseur, unconcurrent ou un collaborateur rachète lasociété. Au hasard de nos recherches d’employés ayant racheté l’entreprise du patron,il s’est agi à chaque fois d’une personne quiy a effectué son apprentissage.
D’EMPLOYÉS À PATRON
Un changement au sein de la même structure qu’ont notamment vécu Pascal Fazan et Julien Croisier, copropriétaires de Savoretti SA à Tolochenaz. Le premier a été apprenti ébéniste et, au fil des opportunités, a gravi les échelons. Alors déjà installés au bureau technique, son directeuret fondateur de l’entreprise ainsi que lepropriétaire de la société Elite SA à Aubonne l’abordent pour reprendre la direction. «Seul, c’était exclu pour moi, je voulais m’assurer un équilibre entre vie professionnelle et familiale », répond Pascal Fazan. Il se tourne alors vers son collègue de bureau, Julien Croisier, arrivé quelques années auparavant au bureau technique.
En 2019, le duo reprend donc la direction de Savoretti SA et, le 1er septembre 2022, ils rachètent l’entreprise au groupe Elite. Concernant les rôles, «nous sommes sur un pied d’égalité, il n’y a pas de directeur commercial ni de directeur technique», illustre Pascal Fazan.
A Morges, c’est aussi un duo qui a acquis TV Kaltenrieder; Thibault Perey et Vincent Borboën, tous deux ayant effectué tout ou partie de leur apprentissage d’électronicien multimédia dans cette boîte. «J’ai toujours dit à Monsieur Kaltenrieder que le jour où il voudrait vendre, je lui rachèterais la boîte. Mais je n’étais pas intéressé à l’acquérir seul car j’aime me rendre chez le client mais pas du tout les tâches administratives», explique Thibault Perey, 22 ans en 2008 lors du rachat de l’entreprise. «C’est Monsieur Kaltenrieder qui m’a demandé si je ne voulais pas reprendre avec Thibault, se souvient son collègue Vincent Borbën. Je n’avais jamais réfléchi à devenir patron, j’en ai parlé à ma maman qui m’a soutenu et j’ai dit oui.» Aujourd’hui, Thibault Perey rencontre les clients, Vincent Borboën est à l’atelier. C’est aussi lui qui est au magasin depuis que leur vendeur est parti. «D’ailleurs, beaucoup de personnes pensaient qu’il était le patron et nous des techniciens», sourient les deux copains à qui l’anonymat convient bien.
DES COLLÈGUES DEVENUS EMPLOYÉS
Alexandre Bally, propriétaire de la Boucherie de La côte, à Nyon, a toujours voulu évoluer dans son métier. Devenir entrepreneur était donc une suite logique. Après un apprentissage dans cette même entreprise, il découvre le métier de boucher en grandes surfaces. Petit à petit, il occupe des postes à responsabilité. Alors âgé de 25 ans, on lui propose la reprise d’une boucherie à Rolle. S’estimant trop jeune, il décline. Quelque temps plus tard, sur un coup de tête, il démissionne. Son maître d’apprentissage l’appelle deux jours plus tard. Alexandre Bally revient comme employé et, à 27 ans, le 1er novembre 2014, reprend les rênes de l’entreprise.
Selon lui, devenir le patron a été facile compte tenu du fait qu’il connaissait l’entreprise, y compris ses collègues. D’ailleurs, l’employé qui y travaille depuis 30 ans et qui l’a formé, est toujours à ses côtés. Pendant trois ans, son équipe reste stable. Puis il choisit d’arrêter la partie cuisine, ce qui l’oblige a se séparer d’une personne. «Cela n’a pas été évident, j’avais les larmes aux yeux quand j’ai dû le lui annoncer», se souvient le boucher. Avec son épouse, ils l’aident à retrouver du travail… chez le boucher voisin. Et son ancien patron, Marc Deblüe, vient en renfort durant les fêtes de fin d’année.
Thibault Perey et Vincent Borboën étaient jeunes quand ils ont racheté l’entreprise, tout comme leurs collègues, à l’exception de l’un d’entre eux, plus âgé et toujours présent dans l’entreprise. «Nos rapports n’ont pas changé, on se tutoyait, rigolait et faisait la fête ensemble », rapportent-ils. Celui qui leur a vendu l’entreprise est même devenu leur employé durant un an et demi, une transition convenue d’avance.
A Tolochenaz, parmi la trentaine d’employés, aucun n’a claqué la porte après l’annonce. Au contraire, «on a ressenti un bon enthousiasme», relève le duo. Pas questions pour eux de mettre des barrières, «on se tutoie, sauf les apprentis, et on mange notre tup’ à midi avec eux, on est resté simples, c’est important pour nous», ajoute Pascal Fazan.
APPRENDRE SUR LE TAS
Côté management, aucun n’a pris de cours. «Nous devrions presque le faire, mais le temps manque», concède Pascal Fazan. «J’ai suivi des cours de management à l’armée qui m’ont été utiles», ajoute Julien Croisier. Tous les deux ont aussi engrangé de l’expérience dans leurs engagements associatifs, tels que Jeunesses ou société de gym.
Alexandre Bally a pu emmagasiner de l’expérience dans ses précédents emplois en grandes surfaces pour la gestion du personnel, des plannings et des stocks. «Pour le reste, j’ai appris sur le tas. Mon épouse et mon père entrepreneur m’ont beaucoup aidé», précise Alexandre Bally. «On ne s’est pas posé la question, on a appris sur le tas », répond Thibault Perey. «Au début, c’est ma maman qui s’occupait des salaires, ce qu’elle fait toujours, et des paiements , complète Vincent Borboën. Sûrement car elle ne nous faisait pas totalement confiance.»
ÊTRE À L’ÉCOUTE
A Tolochenaz, le duo relève le fort soutien et l’accompagnement précieux de Sandro Savoretti et du groupe Elite. Ils se sont aussi appuyés sur les organes existants, telle que la Fédération vaudoise des entrepreneurs.
«Nous avons aussi gardé la même fiduciaire et la même banque, soit des entités qui connaissent l’entreprise», précisent-ils. Reprendre à deux pour un équilibre vie privée et vie professionnelle est une option qu’ils suggèrent à chacun d’envisager. «On part en vacances la tête libre». Mais l’un des autres conseils, c’est d’être à l’écoute: à la fois des clients, du marché et des employés!
Et si c’était à refaire? «J’y réfléchirai peut-être un peu plus longtemps, répond Vincent Borboën, mais je le referai quand même.» Pareil pour tous les autres. «D’ailleurs, je reprends en ce moment la boucherie à Rolle et l’ancien patron va devenir mon employé à Nyon», sourit Alexandre Bally. Chacun semble y avoir trouvé son équilibre.